Une conscience aigüe de l’action
Par Patrick Fougeyrollas – 1er août 2016
Après avoir brièvement présenté deux modèles antagonistes de compréhension du handicap, l’auteur propose un regard sur la singularité de son expérience dans la vie quotidienne, sur ce que signifie concrètement vivre avec une différence fonctionnelle.
À la base, tous les êtres humains sont des corps différents, historiques. Leur développement est le fruit d’échanges tout au long de la vie entre un organisme vivant dans une matrice écologique, physique, relationnelle, culturelle et sa conscience. Cette conscience est une structure réflexive qui inclut l’imaginaire, le rêve, l’influence de tout ce qui devient signifiant et qui nourrit la construction du sens de cette différence. Il y a une parenté étroite entre la différence et l’identité pour soi. Cette dernière constitue notre « je » unique; elle nous incite à poursuivre notre vie, à prendre l’initiative d’avancer sur le fil de la vie, pas à pas, tel un funambule en toute attention, à maintenir notre équilibre, à ne pas chuter, à ne pas mourir. Il ne s’agit pas de l’identité attribuée par autrui à chaque individu. Cette dernière fait référence à des éléments réels ou imaginaires repérés comme des différences personnelles signifiantes dans un contexte sociohistorique. Ces différences projetées issues de représentations socioculturelles, de conceptions mouvantes de la normalité et de l’anormalité, influencent potentiellement le développement de ma bulle identitaire comme être en action indissociable de l’environnement culturel que j’habite. Mais elles ne peuvent jamais coïncider avec ce qui constitue ma différence radicale à chaque instant de ma vie, mon être incorporé au monde, mon corps différent singulier en action (Fougeyrollas, 2010).
Une nouvelle lecture du handicap
Depuis une quarantaine d’années, le mouvement de défense des droits des personnes handicapées a contribué à transformer notre conception du handicap. D’une compréhension des corps handicapés comme corps défectueux, incapables, limités sur les plans visuels, auditifs, moteurs, intellectuels, cognitifs, objets d’oppression, de stigmatisation, de violences et de maintien dans une position d’éternels enfants par les pouvoirs institutionnels, on a vu émerger un mouvement d’émancipation, de reconnaissance des droits humains des corps différents sur les plans esthétiques, fonctionnels ou comportementaux. D’une conception tragique de déficience individuelle à craindre, cacher, traiter, réparer, guérir, normaliser, on est passé à une conception sociopolitique du handicap. Ce modèle social du handicap considère que c’est la société qui est déficiente et crée des obstacles architecturaux, technologiques, politiques, comportementaux aux personnes ne correspondant pas à sa vision dominante saine, performante et productiviste des individus. Le handicap est une construction socioculturelle historique qui évolue dans le temps et est modifiable par des transformations sociales et environnementales.
Ces deux modèles antagonistes de compréhension du handicap ont toutefois tendance à porter un regard extérieur, qu’il soit médical, éducatif, économique, sociologique ou politique, visant à agir sur les causes du handicap. Ils ont tendance à occulter la singularité de l’expérience de la personne en tant que corps différent. Ils s’intéressent peu à l’expression de son identité spécifique et à son mode d’être au monde créatif et enrichissant sur le plan anthropologique. Il n’est plus question, au Québec, de contester que le handicap soit situationnel et le résultat de l’interaction entre des facteurs personnels et des facteurs environnementaux en perturbant la réalisation des activités courantes de la personne, ce que l’on nomme ses habitudes de vie (Fougeyrollas et al. 1998 ; ONU, 2006 ; OPHQ, 2009).
Pour une approche du corps vécu
Mais on s’est encore peu intéressé au vécu expérientiel de cette interaction, aux stratégies développées par chacun pour ajuster ses capacités et limites avec les objets, les éléments physiques du cadre bâti, des infrastructures domiciliaires, de transport et urbaines, les conditions climatiques, les technologies. Qu’en est-il de l’agencement corps-conscience-environnement-agir? Sans négliger bien entendu la relation avec autrui dans l’atteinte des objectifs de réalisation des actions valorisées par la personne dans le flot de sa vie courante.
Cette approche novatrice a commencé à s’exprimer dans le domaine de l’art, de la danse, de l’expression corporelle, non pas dans une perspective d’art-thérapie, mais bien dans l’exploration d’une expression atypique, non conventionnelle, différenciée de la création artistique vue comme un enrichissement de l’expression de l’existence et de l’occupation du monde, de l’espace avec ses propres exigences, modalités, rythmes et potentialités de production de sens, d’interprétation, de paroles et de gestes.
Un intérêt croissant à cette dimension phénoménologique et expérientielle appelle au développement d’une anthropographie1 du singulier. Ce qui est recherché, c’est de recueillir l’expérience en situation des personnes au fonctionnement atypique et en interaction avec leurs environnements humains et non humains dans leur vie privée, intime, et selon leurs habitudes de vie valorisées. Par exemple, Grenier (2016), anthropologue, documente à l’aide de caméras et systèmes de géolocalisation les déplacements de personnes en fauteuil roulant et de personnes non voyantes dans la ville de Québec. Les personnes sont appelées à commenter leurs choix de trajets, leur degré de confiance à franchir un obstacle. Cette attention portée à l’action en mouvement réel ouvre un champ de connaissances inexploré pour aborder les expériences singulières des corps fonctionnellement différents dans leur habitation du monde. Il s’agit d’approfondir la compréhension de ces expériences par des approches comparatives explorant de multiples modes singuliers de vivre prenant en compte les composantes personnelles qu’elles soient identitaires (sexe, âge, valeurs, croyances, histoire et projet de vie, éducation), physiologiques, fonctionnelles. Cette approche anthropographique s’inscrit dans une perspective émancipatoire d’autogestion du vécu en situation et de prise de conscience unique de l’agir de chacun. C’est infiniment plus riche que ce que nous savons actuellement sur les personnes à mobilité réduite, sourdes, aveugles, présentant des incapacités intellectuelles ou vivant des maladies chroniques prises dans un amalgame collectif. Ceci permet également de mieux documenter la dimension subjective de l’accès environnemental que l’on nomme l’utilisabilité (Fougeyrollas et al, 2015). En effet, un enjeu majeur de la mise en œuvre d’une conception universelle ou inclusive de notre environnement bâti, de nos infrastructures, des technologies, biens et services par les experts, qu’ils soient architectes, designers, urbanistes, ingénieurs ou gestionnaires de programmes et services, c’est de modifier leur conception dominante d’un monde destiné aux capables et inconscients de l’être, ce que l’on nomme le capacitisme comme on parle de sexisme ou d’âgisme. La mise en valeur de l’expression de la conscience des corps différents liée aux inconforts, gènes, contraintes et sentiments de mépris et d’oppression ressentis lorsqu’ils interagissent avec les obstacles environnementaux sera source de nouvelles connaissances prenant mieux en compte les expériences singulières des corps atypiques et d’innovations pour des solutions vraiment inclusives et utilisables même pour les citoyens ayant des incapacités sévères de tous âges.
La différence au quotidien: illustration
À titre d’illustration, voici un essai d’auto anthropographie de ces petits gestes et défis de la vie ordinaire dans lequel j’exprime ce que veut dire vivre ma différence fonctionnelle, mon expérience singulière d’interaction avec les facilitateurs environnementaux qui me permettent d’être autonome avec une conscience aigüe de résilience et de vulnérabilité.
Qu’en est-il de ce corps trop lourd pour bouger avec aisance dans l’espace intime de mon existence sensible au monde? Quand la tâche semble insurmontable, ma stratégie est de segmenter les gestes, de me concentrer sur le prochain, de calculer les prises, les appuis et d’utiliser la vélocité du mouvement. Les actions répétées chaque matin, comme me tourner en me donnant un élan dans le lit pour attraper la barre du bord de lit pour me tirer sur le côté gauche, me maintenir quelques instants ainsi en attrapant l’accoudoir de mon fauteuil roulant, en débarrant le frein pour faire pivoter le fauteuil en l’écartant du lit pour laisser assez d’espace pour sortir mes jambes du lit. Puis en restant allongé sur le côté gauche, donner de petits coups répétitifs avec mon genou droit que je mobilise assez bien en glissant sur le drap pour faire sortir ma jambe gauche paralysée dans le vide. Lorsqu’elle bascule à hauteur du genou, le prochain segment consiste à me donner un élan en porte-à-faux en tirant avec mon bras droit sur le montant du bord de lit et simultanément en me poussant avec mon bras gauche sur le matelas pour réussir à m’asseoir sur le bord du lit. Un peu étourdi, je prends quelques instants de repos. J’attrape ma jambe gauche pour un autre segment en la plaçant repliée sur le côté extérieur pour pouvoir, en me tenant avec ma main droite au bord de lit, me retourner en étendant le bras gauche pour éteindre le moteur de mon respirateur. Je place le fauteuil vis-à-vis du bord du lit en bonne position, me place devant lui, les deux pieds à terre et avec la manette de contrôle, je lève le niveau du lit électrique d’une dizaine de centimètres jusqu’à ce que mes pieds décollent du plancher. Je glisse sur le côté et en tirant sur une barre d’appui, je pivote sur ma jambe droite et pousse sur le lit pour me mettre debout sur cette jambe. J’ai un peu mal à mon articulation du genou en extension exagérée sous mon poids. Par de petites glissées du pied, je m’avance vis-à-vis du fauteuil, puis, je me redresse en poussant avec mes bras sur le lit et m’assois lourdement par en arrière sur le fauteuil. C’est une fin de segment réconfortante après un bon effort. Puis je roule vers la cuisine. Je me fais une première tasse de café en écoutant la radio. Un moment privilégié que j’apprécie beaucoup.
Un segment clé de la journée s’amorce pour aller aux toilettes avant que mon genou gauche ne s’ankylose. J’avance mes deux palettes de fauteuil de part et d’autre de la barre d’appui pour attraper avec mon bras gauche en extension le siège surélevé que je place sur la lunette. Puis je me recule, soulève ma jambe droite pour glisser mon pied de la palette jusqu’à terre. Je fais de même avec ma jambe gauche. Je mets mes freins, me place un peu de travers pour prendre un bon appui sur ma jambe droite, puis en me donnant un élan, je tire avec mon bras gauche sur la barre d’appui et en poussant sur l’accoudoir du fauteuil avec mon bras droit, je me lève sur ma jambe. Je me remets en extension sur mon genou qui souffre à nouveau, lance ma jambe gauche en avant de la toilette, attrape l’autre barre d’appui sur le mur et à nouveau, par de petits mouvements de glissement, je me mets debout. C’est un des deux moments de la journée où je peux vraiment m’étirer le dos debout, mais avec difficulté à cause de l’extension douloureuse du genou. Ensuite, je me retourne, pivote sur ma jambe droite et en appuyant l’arrière du genou sur le bord de la cuvette, je le plie et m’assois le plus doucement possible sur la lunette. Une nouvelle fois, je ressens la satisfaction de réussite d’une action périlleuse qui me demande beaucoup d’énergie. Je sais que cette activité de survie deviendra un jour impossible à réaliser et m’obligera à passer à la dépendance d’un lève-personne et d’une aide humaine. Je repousse ce moment le plus possible. Après avoir fait mes besoins, un autre segment dramatique est à affronter. Il s’agit de me relever de la toilette. Chaque matin, c’est à ce moment que me passe par l’esprit, l’éventualité de ne pas réussir ce mouvement risqué, un peu comme un sportif de haut niveau prêt à challenger son record. Après quelques ajustements et anticipations mentales du mouvement, je pousse avec mon bras gauche en agrippant la barre et en poussant également avec toute ma puissance musculaire à droite, je me hisse sur la jambe droite arc-boutée, pivote pour placer ma jambe gauche en extension sur le bord de la cuvette, me retourne, me place les fesses vis-à-vis du siège du fauteuil et m’affale enfin avec un sentiment de réussite et le cœur en chamade. Une autre journée devant moi… Je prends alors mon petit déjeuner. Plus de trente minutes sont déjà écoulées depuis le début de ma levée du lit. Le segment suivant consiste à m’habiller. C’est un processus d’au moins un autre trente minutes… (Fougeyrollas, 2016).
Bibliographie
Fougeyrollas, P., Bergeron, H., Cloutier, R., St.-Michel, G. et J. Côté. (1998) Classification québécoise Processus de production du handicap. RIPPH.
Fougeyrollas P. (2010) La funambule, le fil et la toile. Transformations réciproques du sens du handicap. PUL.
Fougeyrollas P. et al. (2015) « Handicap, environnement et droits humains. Du concept d’accès à sa mesure ». Développement humain, handicap et changement social. Numéro hors série.
Fougeyrollas P. (2016) Journal intime d’un corps pensé. Inédit.
Grenier Y. (2016) Les déplacements des personnes ayant des incapacités dans la ville de Québec. Pour une anthropologie ontologique du handicap. Projet de thèse de doctorat. Université Laval.
OPHQ (2009) À part entière. Gouvernement du Québec.
ONU (2006) Convention relative aux droits des personnes handicapées. New York, ONU.
Référence
1 Anthropographie désigne dans le nouveau courant de l’anthropologie, la méthode de l’anthropologie : l’observation de l’existence de l’être humain. « C’est donc d’abord l’homme, le point d’observation de l’anthropologie empirique. Et pas la relation, le groupe, la société, la culture. L’entité la moins connue des sciences sociales n’est-elle pas l’existant, l’étant, celui qui est présent là, en situation (…) Ne sont-ce pas les êtres humains eux-mêmes qui effectuent une action ou entrent en relation, de situation en situation, d’instant en instant. » Albert Piette. Anthropologie donc anthropographie. in J. Massard Vincent, S. Camelin et C. Jungen (eds) Portraits-Esquisses anthropographiques. Paris, Petra, 2011, p. 193-207
Patrick Fougeyrollas est titulaire d’un doctorat en anthropologie. Il est professeur associé au département d’anthropologie de l’Université Laval et chercheur au Centre interdisciplinaire de recherche en réadaptation et intégration sociale (CIRRIS) du CIUSSS de la Capitale-Nationale. Il est président du Réseau international sur le Processus de production du handicap (RIPPH), un organisme de défense des droits dont la mission est le développement et le transfert des connaissances sur la compréhension du handicap et les modes d’intervention dans ce domaine [www.ripph.qc.ca]. Il a été chef du service de la recherche à l’Office des personnes handicapées du Québec (1979 à 1986) et directeur scientifique de l’Institut universitaire de réadaptation en déficience physique de Québec (1986 à 2014).